Pour une culture vélo
Pierre-Luc Vacher - 11/04/10
Les nouveaux pionniers
Je suis très revigoré par le texte suivant extrait de la Lettre Nature Humaine n°5 juin 2009 qui cite le renouveau de la pratique du vélo avec des mots qui font écho au sentiment de faire partie de ces "pionniers". J'y vois aussi une forme de caution pour mon travail d'encourager le vélo par la mise en place d'un désir mais aussi, malgré des signes encourageants, l'ampleur de ce qui reste à accomplir pour passer à une "culture vélo pérenne" en France :

Les pionniers du vélo
Selon la sociologue Anaïs Rocci, le vélo ou le co-voiturage constituent bien des "innovations". Ainsi, ceux qui depuis plusieurs décennies ont adopté ou conservé, malgré le dictat de la voiture et une voirie peu accueillante aux deux roues, la pratique de la bicyclette, sont des pionniers. Ils ont pris un risque au départ, en s’aventurant, seuls, en vélo dans le système du tout-automobile. Les groupes de pressions (politiques et scientifiques), les associations, et certaines autorités publiques avant-gardistes (comme la ville de Lyon avec ses Vélov’, puis Paris), dont le rôle a été de faire entendre la nécessité du changement dans nos modes  de déplacement, pourraient représenter les premiers adoptants. Ils opèrent un soutien vigilant, font connaître les enjeux et ces nouveaux modes de déplacement et mettent en place les premières alternatives concrètes. Ensuite les majorités précoces et les majorités tardives sont les personnes qui se sont mis à ces nouveaux usages, grâce par exemple à la mise en place des Vélov’ et des Vélib’  et de voiries adaptées. Avec là encore une gradation  dans l’adoption, des plus téméraires aux plus frileux. 
Les retardataires, représenteraient ceux qui font toujours usage de leur voiture au quotidien alors qu’ils pourraient s’en passer ; ils ne sont pas contre le changement, mais peinent à modifier leurs pratiques, pour des raisons plus ou moins bonnes (voir sur nos « stratégies pour ne pas changer » la Lettre n°2). Car aujourd’hui l’automobile est encore bien ancrée dans les mentalités comme le mode dominant, et représente toujours la norme sociale de mobilité. Enfin, les réfractaires sont ceux qui s’opposent au changement, et qui ne veulent pas être restreints  dans l’utilisation de leur voiture.

Créer la norme par la résistance ?
Ainsi, dans un premier temps, l’innovation peut se heurter à l’ordre établi. Cela n’a pas été le cas pour Internet ou le téléphone portable, innovations à diffusion très rapide, sans doute par leur lien à la modernité, à la technologie et à leur aspect pratique immédiatement identifiable. C’est le cas par contre des changements exigés par la crise écologique qui bouleversent trop les habitudes, la culture et la société dans son ensemble. Aussi, le sociologue Norbert Alter s’est-il interrogé sur la manière dont la norme s’inverse et comment des comportements individuels minoritaires en viennent  à transformer des conduites collectives.
Reprenant les travaux de Serge Moscovici, il montre que la minorité « pionnière » doit être consistante, prête à vivre  le conflit et disposer d’arguments cohérents pour convertir la majorité des individus. Car Serge Moscovici explique que, paradoxalement, l’un des ressorts de l’influence minoritaire est qu’au départ, la majorité réfractaire trouve ses propositions utopiques, voire absurdes, ce qui crée une résistance forte au changement. Une minorité pionnière sur un sujet polémique ne pourrait donc influencer que si elle rencontre une résistance. Car la résistance suscite le débat, la confrontation, permet à l’innovation d’arriver sur la place publique, d’être soumise à la critique et donc au débat d’opinion, et ainsi d’entrainer les premiers positionnements individuels et collectifs. Souvent, explique Serge Moscovici, la première génération  « perd », et c’est la seconde génération qui verra son  « innovation » mieux acceptée. Car c’est l’action répétée de ces acteurs pionniers qui donnerait sens à une invention et la transformerait alors en innovation sociale. Beaucoup d’utopies sont ainsi devenues des banalités.  
  

Donner sens et usage aux nouvelles pratiques
L’étude en sociologie de la dynamique sociale d’adoption et d’acquisition des « innovations » montre que l’acceptation et la diffusion d’une nouveauté supposent en outre des conditions sociales « favorables ». Car, selon le sociologue Norbert Alter, « le développement d’une innovation ne repose aucunement sur la qualité intrinsèque des inventions, mais sur la capacité collective des acteurs à leur donner sens et usage ».

(Ré)-interpréter le nouveau comportement  
La sociologue Anaïs Rocci explique en effet qu’une des conditions sine qua non de l’appropriation d’un nouveau comportement par la société est l’interprétation qui en est faite, car « c’est dans la mesure où l’innovation peut être réinterprétée selon les normes sociales traditionnelles qu’elle est acceptée ». Ce qui permet l’acceptation de l’innovation, « c’est la possibilité de la réinventer, de lui redonner du sens, et il y aurait une période de latence  inévitable, temps nécessaire pour parvenir à imaginer des usages », poursuit Anaïs Rocci.
Les cas du vélo et du tramway sont exemplaires, car ce sont des modes de déplacement anciens dont les codes d’appropriation et  les usages ont varié  au fil du temps. « En effet, si le vélo et les transports en commun ont été connotés négativement avec la montée en puissance de l’automobile, symbole de modernité et de richesse », explique Anaïs Rocci, « il est aujourd’hui envisagé de les réintégrer en leur conférant des valeurs positives quant à l’environnement  et en mettant parallèlement en exergue les externalités négatives de l’automobile ». Vitesse et simplicité de déplacement, re-découverte de la ville, modernité, mise en forme, sentiment d’appartenance à une communauté, confort du trajet, soucis financiers ou écologiques, chacun s’approprie le vélo ou le tramway à sa manière.

Vers une nouvelle norme sociale
Que cette réinterprétation ait lieu serait un signe de bon déroulement du processus de diffusion de l’innovation voire de sa réussite, et par ailleurs un gage de sa pérennité. « Ce qui était conçu initialement comme marginal, voire déviant, devient alors une nouvelle norme sociale », explique Anaïs Rocci. Or, « le nouvel objet pourra être accepté par la société une fois qu’il sera inscrit dans les normes sociales ».  Son usage doit en effet devenir légitime, évident et ressenti comme une pratique obligatoire et normalisée.
Extrait de La lettre Nature Humaine n°5 - juin 2009

Cette question de "nouvelle norme sociale" qui succède à une pratique dépassée fait écho aux opérations de "critical mass" organisées par des associations militantes du développement du vélo (se réclament du mouvement Vélorution en France) : certains jours donnés, des cyclistes se donnent rendez-vous, attendent d'être assez nombreux puis s'engagent dans la circulation. A un certain moment, par effet de nombre, les voitures sont minoritaires. Il s'agit là de mettre en évidence la notion de seuil à partir duquel la balance penche en faveur du vélo.
Ce type d'opération vise à interpeller les automobilistes en les faisant passer pour "retardataires" voire "rétrogrades" et ainsi encourager leur "conversion" au vélo.

Liens : voir Vélorution - masse critique - blog antivoiture...
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